Dix à table

Anjony



           Nous étions dix à table et tous nous échangions sur notre journée, tout ce que nous avions découvert des beautés de la région. Encore imprégnée de ces mêmes beautés, je me suis tournée vers ce jeune couple et j'ai commencé à leur dire combien la route qui menait au château était belle avec ses coteaux rouges, ses arbres jaunes, sa pierre noire luisante sous la pluie. Et puis c'est arrivé. Comme souvent, j'ai accroché leurs yeux. La politesse dans leurs yeux et au-delà de la politesse, leurs pensées trahies. Ils me regardaient gentiment comme on regarde un déficient, une illuminée qu'il ne faut pas contrarier.

Je ne suis pas une illuminée.

Je suis seulement un être vivant dans le monde vivant. Je suis seulement un être qui est dans sa vie à l'instant où il la vit. Je suis seulement présente. Complètement. Je vois ce qu'il y a à voir. Tout ce qu'il y a à voir, toute la beauté ordinaire extraordinaire, tout ce que vous jugez misérable,  ces choses, ces couleurs, ces odeurs, la cloche des vaches dans le val où coule un vert intense, celle plus cristalline des moutons qui rentrent seuls à la bergerie quand tombe le soir et que monte des bois mauves et roux une brume épaisse, l'haleine de la terre. La dernière  rose rouge avant la morsure de l'hiver, la première neige qui ne veut pas disparaître à l'ubac des collines, le velours du chat noir qui dort comme ceint par la couronne d'un panier d'osier, le parquet cinq fois centenaire que tant de pieds, de générations d'hommes, de femmes, d'enfants ont foulé. La vieille maison qui respire sous son chapeau de lauzes bleues...j'écarte les bras, j'embrasse tout, je prends tout. J'en fais de l'or. Pour moi. Du pain pour me nourrir l'âme.

 Je ne peux pas parler. Je ne peux pas vous parler. Juste écrire. Il convient de rester toujours à la surface des choses sinon on sort du cercle. On se satellise. On reste seul. Sans connaître cette délicieuse illusion d'être avec tous les autres. Cet alcool fort qui nous fait voir la vie en rose en nous étourdissant. Mais je ne bois pas. Je ne fume pas non plus. Je n'ai de vraie dépendance qu'à l'amour.

AGAPE.

Tant pis, je suis un coucou. Tombé dans le grand nid des Hommes, d'apparence ordinaire, commune, mais un coucou. En finirai-je un jour avec cette souffrance-là, de n'être comme personne, de n'appartenir à aucun groupe, aucun ensemble, d'être toujours frissonnante parce qu'à part, parce que née avec des yeux pour voir?

Toutes les réponses sont en nous. Je sens, je sais, mon intuition me le souffle que l'issue est par le haut, par le dépassement de soi dans l'amour.

Mais la question demeure sans orgueil aucun, juste un soupçon de faim, et se balance doucement dans le vent: Y a t'il quelque part, quelqu'un qui me ressemble?...