D'un monde à l'autre




J'ai rêvé de Paul cette nuit.

Mes parents m'annonçaient cette incroyable nouvelle:  Paul était à nouveau vivant!

A nouveau j'avais dix-sept ans. Je courais chez lui le coeur battant, sonnais à la porte de la maison rose de ses parents. Cécilia, sa soeur, m'ouvrait. Elle rayonnait: "Oui, c'était bien vrai, Paul était de retour parmi nous." C'était un miracle. Un vrai miracle.

Puis Paul passait derrière sa soeur, me souriait sans s'arrêter. Sans me reconnaître.

L'incrédulité et la stupeur, une joie, un espoir immense m'envahissaient alors. Une affreuse angoisse aussi. Quelque chose avait changé. C'était pourtant bien Paul. Ses boucles châtains se balançaient encore de chaque côté de son beau visage qu'aucun gros fil chirurgical ne raccommodait pour le rendre présentable à ceux qui avaient eu la lourde tâche de lui survivre. Son sourire était ce même sourire irrésistible que celui "d'avant". Paul souriait et le monde rougissait en battant des cils et du coeur.

C'était bien Paul. Mais un autre Paul, un garçon sans mémoire. Une enveloppe vide, vierge. Le corps de Paul sans Paul dedans.

Je l'approchais et lui parlais, espérant encore être reconnue. Il ne pouvait pas m'avoir oublié, pas moi! Mais ce Paul souriant et doux n'était pas celui que j'avais connu. Il était sans charme, sans passion, sans joie. Paul n'était pas calme, il était la Vie même, pétillante, musicale, agitée.

Alors au creux du rêve mon coeur se brisait une seconde fois, encore plus douloureusement que la première. Je voyais tous ses proches faire semblant, être heureux malgré tout, prêts à croire à cette mascarade pour peu que Paul soit à nouveau vivant. Mais Paul était bien mort, un an auparavant.

Et rien ne pouvait changer cela. Pas même tout notre amour.

Tu étais en vie




Tu pars il fait nuit.
Tu rentres il fait nuit.

Tout ton jour dans la pénombre
tu as veillé une machine
qui frappe lourdement du métal,
oubliant que par-delà les murs noirs
il y a le soleil. Ou la pluie.

Homme-outil, variable économique
courbé par le mépris et les cris
de supérieurs absurdes, écrasé
jusqu'à marcher derrière ta propre vie.

Ta vie qui se déroule sans choc, sans bruit
entre deux rails où tu somnoles
-l'index et le majeur des voleurs -
confisquée à ton insu.



2018
Jean-Claude Seine