Y rester longtemps




Moi non plus, je n'ai plus envie de vivre. Ça. Moi aussi, je ne respire qu'au milieu de l'herbe, je ne vois que sous le grand ciel et n'éprouve de réelle douceur que dans les bras de la nature. Dénaturé, c'est son mot du moment, je suis dénaturé, ils sont dénaturés. Elle se sent dénaturée, quoi. Ben moi aussi, ces jours, je me sens privé de ma nature, de la nature, d'un sentiment d'être relié à ces lieux sans goudrons, sans murs, sans voitures ni foule, sans routes ni chaos de bruits et de mouvements. Et il y a ce désir d'y être, d'y rester, longtemps, ce sentiment de n'en avoir jamais assez, de devoir quitter toujours trop vite, toujours trop tôt. Y vivre je ne sais pas, mais y rester longtemps, oui. C'est ma maison, là-haut, sur cette dune qui surplombe de loin la ville d'un côté, et embrasse d'un immense regard la chaîne des montagnes de l'autre. Sublime vertige incessant. J'arrive, je monte les quelques mètres, déjà ma respiration change un peu, et puis ce calme, cette volupté, cette présence, dès l'instant où je me sens y être. Mes pas ralentissent, une bouffée de joie traverse mes poumons, ma nuque se jette en arrière pour offrir au ciel mon visage, et alors, tout pourrait bien s'arrêter. Beaucoup de choses s'arrêtent. Ici les bonnes sensations ne sont ni à chercher ni à inventer, elles se donnent, il suffit de les recevoir, de les accueillir – même si ce n'est pas systématiquement simple, du moins c'est un donné. S'ouvrir et se laisser imprégner. Moi aussi, j'ai ces jours la poitrine où gigote une graine d'absurdité, qui valdingue d'un coin à l'autre de mes sentiments, me donne l'impression que tout ce que je trafique n'est qu'une vaste mascarade – un autre de ses mots du moment. Que la seule chose qui compte et qui n'ait jamais réellement compté, c'est ce chant toujours renouvelé de mon ode à l'existence et leur première source d'inspiration: l'intime connivence d'avec le monde. Qui n'a lieu qu'avec les étoiles, la mer, le vent, les ruisseaux, l'herbe et les arbres, certains regards, certains rires, certaines amitiés. Mais le reste, cette lutte débilitante d'une place à se faire au milieu des autres dans le tissu des réalités sociales et économiques, à habiter des gestes insensés parce que privés de toute connexion avec, précisément, le cœur de l'existence, ne servant plus à vivre, mais à faire vivre une machine, un système, qui en retour permet de se faire croire à une présence. Écœuré. La farce me saute aux yeux, la tristesse me désarme, je n'ai plus envie de rien. Et j'aimerais que ce désarroi investisse jusqu'à la dernière de mes cellules, que la conscience s'imprègne jusque dans la plus petite fibre de ma vision, afin que tout décalage devienne si intolérable que je ne puisse tout simplement plus rien faire qui ne soit parfaitement accordé à mes plus essentiels besoins. Rejoindre enfin la vie en son essence, cesser toute trahison, faire avec elle un mariage de déraison. Ne plus pouvoir lever le petit doigt pour une cause que mon cœur ne sache défendre. Savoir que là-haut, au sommet de la bute, m'attend une modeste demeure, simple de confort mais grande d'espace et généreuse d'ouvertures sur le dehors, où le chant des oiseaux inspirera la chanson de mes écritures, où mon sommeil reposera sur des coussins de silence, où ma main posera sur sa peau la plus tendre des caresses, mes lèvres au creux de sa nuque le plus doux des baisers."


Boris Dunand /Complexus

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Il y a des textes parfois qui vous vont comme un gant. Mieux qui vous épousent l'âme comme une seconde peau. Souvent quand je lis Boris, ses mots font un long écho dans mon champ intérieur.Et ce texte me parlait tellement que je lui ai demandé la permission de le publier ici, parce que j'avais envie de partager ce texte ET Boris avec mes quatre lecteurs (rire!). L'auteur est un homme charmant, musicien, poète, un véritable artiste que je remercie pour la gentillesse dont il a toujours fait preuve envers moi.

Autrefois, Vernaison





J'avais une maison de sable et de galets
une rivière coulait
juste en bas de mon pré.
Il y avait des pêchers, cerises, abricotiers
une petite vigne
et du blé que le vent toujours balançait.
Un chemin amoureux se glissait
long et blanc au flanc de la colline
quand j'y posais le pied, je savais aller
vers mon paradis.
Une nuée d'enfants s'égayait chaque jeudi,
hors la vue des aînés,
avides de jeux et de cabanes,
nichée de moineaux griffés d'orties
cachés dans les taillis.
Nos parents quittaient nos mémoires
nous étions soudain libres
du clair matin jusqu'au soir
souverains bâtisseurs de notre république.