Baptiste




Maud vit Hélène de loin sur la petite place à l'entrée de la ville: elle portait son second enfant dans les bras. Dès qu'elle l'aperçut, celle-ci hâta le pas.

Au fur et à mesure qu'elle se rapprochait vivement, Maud remarqua ses yeux cernés, son visage tendu, mais surtout son attention fut captivée par l'enfant: il était d'une incroyable beauté! Un chérubin. Avec des yeux qui ne pouvaient qu'étonner, fasciner. Des iris d'or pâle presque luminescents.

Les deux femmes se saluèrent et s'embrassèrent. Maud perçut nettement la fébrilité d'Hélène et elle culpabilisa de n'avoir pas pris de ses nouvelles depuis de nombreuses semaines. Comme elle s'inquiétait à haute voix, Hélène lui expliqua que son fils, le petit Baptiste, était "très prenant" et qu'il ne lui laissait pas une seconde de répit. Au même moment le garçonnet tendit ses petits bras vers Maud qui se sentit aussi flattée que si Apollon et Narcisse réunis l'avaient couronnée de roses. C'était stupide et elle en avait conscience. Elle s'extasiait encore sur la beauté de l'enfant, mettant par la même occasion un peu de baume au coeur de sa mère, quand elle le vit se renfrogner graduellement, puis la repousser en jetant son petit corps en arrière. Leurs regards un instant se croisèrent et Maud en une fraction de seconde comprit ce qui se passait. Elle attrapa la menotte qui battait l'air et attira l'enfant à elle:

"Toi, tu en as assez qu'on te parle de ton joli visage, n'est-ce pas? Cela t'ennuie." Baptiste cessa aussitôt de se tortiller et la toisa avec une intensité rare. Maud pensa que décidément ce gamin n'était pas ordinaire. Il y avait dans son regard d'or pur un mélange d'inquiétude et d'espoir. Maud sourit.

"Est-ce qu'il a des livres? demanda t'elle à son amie, mue par une soudaine intuition.
- Oui, je lui donne ceux d'Emilie au même âge mais il me les jette à la figure! Je ne sais plus quoi faire, il n'arrête pas, il est tout le temps agité ou triste dans son coin. Il n'aime pas les jouets et casse tous ceux que nous lui offrons. Je ne sais plus que faire, le pédiatre lui a prescrit des sortes de calmants mais je n'ai aucune envie de droguer mon bébé...
-Donne-lui d'autres livres.
-D'autres livres?..Hélène la regardait sans comprendre.
-Donne-lui des livres pour enfants plus âgés. Je te parie qu'il va les adorer! N'est-ce pas Baptiste?"

Les yeux d'or s'illuminèrent.



Trois semaines passèrent. Et Maud fut invitée à prendre le thé chez Hélène.

"-Au début les livres l'ont beaucoup occupé, raconta Hélène, il regardait chaque page avec attention, et puis voilà que de nouveau il est invivable. Les livres ne l'intéressent plus." Maud sourit, fit un clin d'oeil à Baptiste qui était debout -il marchait désormais - appuyé contre ses jambes, les deux coudes sur ses genoux. Il la regardait ou plutôt il la dévorait du regard: visiblement il attendait quelque chose d'elle. Qu'elle le sauve de l'ennui par exemple. Maud regarda Hélène et lui demanda:

"- Ce sont toujours les mêmes livres que tu lui proposes?
- Heu...oui, pourquoi?
- En moyenne Hélène, combien de fois lis-tu un livre?
- Une fois...tu veux dire qu'il se lasse de les regarder?
- Je veux dire qu'il se lasse DE LES LIRE.
- De les lire? Tu plaisantes, il n'a que quinze mois, il se contente de regarder les images!
- Non, je ne crois pas Hélène, je crois que nous avons-là un adorable petit garçon très, très intelligent. N'est-ce pas Baptiste? "

Baptiste fit un bruit d'approbation avec sa bouche et tout son visage sourit: il était juste magnifique. A tout point de vue. Hélène soupira, elle était exténuée, grise, ne croyant pas du tout à l'intelligence exceptionnelle de son rejeton, ne voyant que son évidente et dévorante beauté.

"- Tu es fatiguée Hélène, tu devrais te reposer.
- Je le voudrai bien mais Baptiste ne m'en laisse pas le loisir.
- Bien, si tu le souhaites je l'emmène en balade aujourd'hui.
- Vraiment? Tu es sûre que cela ne te dérange pas? C'est vrai que je pourrai faire une petite sieste, m'occuper un peu d'Emilie, Baptiste dévore tout mon temps et celui de son père pareillement...
- Oui, allez c'est dit, j'emmène ton petit vampire en promenade!"


Dans la rue, Maud se pencha sur la poussette, murmurant à l'oreille du petit:

"- Je t'emmène dans un monde merveilleux, à deux pas d'ici." Le gosse la toisa avec des yeux gourmands et bava un peu. Maud traversa le pont, l'emmena tout simplement à la médiathèque de sa ville. Devant tous les rayonnages et la montagne de livres, Baptiste battit des mains, fit des tas de bruits enfantins avec sa bouche, prononça des mots de lui seul compréhensibles, il était aux anges. Bien sûr il dût supporter l'ébahissement des badauds, les caresses sur ses joues, les "Comme il est beau ce bébé" mais quand Maud l'aida à quitter sa poussette il se sentit pousser des ailes! Maud attrapa au passage des livres d'Art, un Jules Verne puis posa Baptiste dans un fauteuil en lui murmurant complice: "Régale-toi".

Le soir, elle insista pour qu'Hélène inscrive Baptiste à la médiathèque avec à la clé l'argument massue "que non seulement elle le rendrait heureux mais qu'en plus elle aurait un peu de paix". Elle obtempéra dès le lendemain Baptiste lui ayant fait comprendre en étant particulièrement insupportable qu'il en avait besoin. Il fallut encore tout un mois à Maud pour la convaincre de prendre rendez-vous chez un spécialiste des enfants précoces qui tomba de sa chaise au vu des résultats faramineux de l'enfant.

Baptiste était tout simplement un génie comme on en avait rarement rencontré depuis que l'on mesurait empiriquement l'intelligence humaine. Et à enfant exceptionnel il fallait une éducation exceptionnelle. A partir de là, la vie s'améliora pour Baptiste et ses parents qui pouvaient désormais "faire quelque chose" pour leur fils. Mais ni Hélène, ni Baptiste n'oublièrent que sans la perspicacité de Maud leur vie eut pu être un enfer...


4 commentaires:

  1. Un récit vraiment intéressant et original.
    J'en retiens que nous avons la plupart du temps insuffisamment conscience de tout ce que les jeunes enfants peuvent comprendre…
    J' ignore si c'est ça le message. Si message il y a !
    Quoi qu'il en soit, cela donne à réfléchir

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    1. En fait c'est la retranscription fidèle d'un rêve...^^ Je ne sais pas s'il y avait là-dedans un message, par contre je me souviens parfaitement de l'enfant, de ses yeux dorés, et même de son odeur de petit enfant, de sa chaleur. C'est étrange les rêves. Tu sais que je possède toute la collection du "Vagabond des limbes" en bd, et que le sujet de départ c'est "Comment pouvons-nous nous souvenir de personnes qui n'existent pas?" Axel le personnage principal rêve un jour d'une femme sublime. Il en tombe éperdument amoureux et veut à tout prix forcer les "portes du sommeil" pour la retrouver. En fait elle existe bien, est à côté de lui mais c'est une enfant et ce qu'il a rêvé c'est l'avenir...cette histoire m'a longtemps fascinée. Qu'est-ce que les rêves, qu'est-ce que le Temps, la Mort est-elle un passage vers une autre dimension, est-ce que dieu existe et qu'est-ce que c'est? Mes atomes me soufflent des réponses si ténues que mon cerveau grossier peine à les entendre...

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    2. Je ne connais pas cette BD, mais le thème que tu indiques est très intéressant… et je comprends la fascination que tu as pu ressentir.
      Peut-être qu'une partie de la vie humaine comporte cet avantage : faire exister… ce qui n'existe pas… à moins que ce soit l'inverse, que ce soit le jour qui soit le rêve, et notre vie nocturne, dans le sommeil peuplé, la réalité…
      et puis, parfois je me demande, si on avait des réponses à toutes ces questions-là dites « existentielles », est-ce que la vie vaudrait encore la peine ?
      Au final, et si jamais il existe, je n'aimerais pas être Dieu… tout savoir, tout voir, tout comprendre, tout créer… tu parles d'un job pénible ! ;-)
      Et je te parle même pas de vivre éternellement ! On passerait sans doute notre temps à attendre pour entreprendre quoi que ce soit… puisqu'on aurait tout notre temps devant nous…
      à mon avis La vie éternelle, ça doit être totalement déprimant ! :-(

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    3. Le problème c'est qu'on raisonne "dieu" depuis notre humanité. Plus le temps passe et plus je me demande ce que pourrait être "dieu". A mon avis si cela existe ça n'a rien d'humain. Je le perçois plutôt comme une "méta-conscience". Le coup du vieux bonhomme de la Sixtine je n'y adhère pas du tout, comme l'écrivait Barjavel: "C'est un dieu impossible" celui proposé par les religions.
      Je pense que quelque chose de nous vit éternellement. Et s'en accommode très bien parce que le Temps c'est une notion humaine. Je pense également que si nous étions certains que "l'après-vie terrestre et incarnée" est plus paisible, sans souffrance, je ne crois pas que nous serions si nombreux que ça à la vivre. C'est peut-être l'une des raisons pour laquelle nous n'aurons jamais la clé du mystère: la Vie doit continuer. Vers où? Il m'arrive de percevoir des éléments de réponse mais peut-être que ça n'en est pas alors je me tais. Comme le disait un de mes camarades "le divin est indicible". ^^

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